Débats

Gouvernance mondiale : Le nouvel âge d’or africain

La crise actuelle qui maintient depuis près de deux ans, d’un côté, masse éclairées en état de léthargie attentive et de l’autre décideurs hyperactifs en état d’alerte tatillonne, passera.

Penseurs et intellectuels pourront alors poser avec plus d’acuité encore, un éclairage sur les nouvelles dynamiques de la puissance et nous offrir ainsi une image nette des axes de la gouvernance mondiale, en cours de réagencement.

En attendant, l’intuition première est de tabler sur une superposition, voire une collision entre, des multilatéralismes faisant une part belle à des acteurs au passé souvent impérial et expansionniste qui réapparaissent sur la scène internationale après une éclipse temporelle que l’on peut qualifier de courte sur l’échelle de l’histoire de l’Humanité.

En parallèle, et de manière non exclusive, on peut s’attendre à voir les puissantes nations faire « cavaliers seuls » sur des sujets, principalement économiques, identifiés comme relevant de leurs intérêts nationaux impérieux.

Dans cette nouvelle configuration géopolitique internationale, l’Afrique portée par ses enfants légitimes et naturels devra elle aussi, travailler à assurer la préservation de ses intérêts fondamentaux en acceptant de ne jouer que le rôle qu’elle se sera donnée.

Un premier angle d’attaque sera d’œuvrer à une meilleure représentation des Etats et instances supranationales africaines au sein des organes décisionnels des institutions multilatéralistes financières et diplomatiques qui comptent. Conférer, une voix, audible, au continent et à ses ambassadeurs officiels et ad hoc sera garant, au vu du poids démographique et stratégique du continent pour l’avenir de l’Humanité, de la crédibilité desdites institutions.

Concomitamment, et en priorité, l’Afrique devra poursuivre, avec plus de vigueur encore, la mise en œuvre de l’Agenda 2063, ce plan directeur conçu à l’échelle continentale et avalisé par la totalité des membres de l’Union Africaine qui vise à « transformer l’Afrique en puissance mondiale de l’avenir ».

Une opération de tri sélectif

Le point de départ de cette entreprise d’expansion collective, motivée par la nécessité pressante de nourrir, soigner, éduquer et occuper les 2,5 milliards d’individus que comptera bientôt le continent africain, sera d’éliminer graduellement mais consciencieusement les entraves mentales et autres obstacles psychologiques qui freine notre action.

Une mémoire utilitariste comme rempart au traumatisme intergénérationnel Dans un premier temps, une vision utilitariste de la mémoire historique devra être cultivée par nos penseurs, philosophes et professeurs, a qui incombera l’importante responsabilité de transmettre aux jeunes de la génération Z la mémoire des trésors des civilisations africaines, antiques et moyenâgeuses notamment, précoloniales en toutes hypothèses. Ces jeunes africains du continent et d’ailleurs pourront ainsi construire leur propre narratif et concevoir leur place dans le monde en s’appuyant sur un imaginaire nourri de mythes fondateurs galvanisants et peuplés de figures historiques inspirantes. Vis-à-vis de cette génération franchement mondialisée, il faudra briser la chaine de propagation du traumatisme intergénérationnel que peut encore représenter la colonisation, car la rhétorique de l’opprimé déshumanisé ne leur parlera plus.

Identités nationales et refonte de modèles sociétaux inclusifs

En outre, décideurs politiques, autorités religieuses et coutumières, devront inlassablement démontrer leur sagesse en œuvrant à la cohésion sociale. La consolidation d’une identité nationale respectueuse des diversités sera indispensable pour garantir un processus de développement serein mais surtout rapide. L’Histoire nous prouve que les gains que peuvent engendrer une instrumentalisation des questions ethniques sont aussi mortifères qu’éphémères. Parce que l’unité précède toujours l’expansion, assises ou autres forums de discussion devront être mis en place là où elles seront nécessaires pour assainir toute situation dégradée et définir, sociologues et philosophes conviés, un modèle sociétal inclusif. Corollairement, le désenclavement physique et technologique des communautés rurales et péri-urbaines devra rester au cœur de toutes les politiques publiques, un développement inclusif supposant de garantir une certaine forme d’équité territoriale.

Féodalité et respect des droits humains fondamentaux

Enfin, et surtout, une lutte à l’échelle familiale, clanique et nationale devra être menée contre toutes pratiques « féodales » ou obscurantistes portant atteinte à l’intégrité physique ou morale des franges les plus vulnérables de nos populations, femmes, enfants, nécessiteux et persécutés au premier rang. Chef(fe)s de famille, autorités religieuses et morales devront prendre leurs responsabilités sur ces sujets. Les autorités judiciaires étatiques compétentes aussi. La crainte exprimée par nos ainés d’une perte de contrôle face à ces mœurs dites « modernes » venues d’un Occident incompris est légitime, notamment au sein de nos sociétés hiérarchisées aux traditions immémoriales dans lesquelles chaque relation interpersonnelle est codifié à l’échelle du groupe. Ils devront pourtant faire preuve d’une pondération avisée vis-vis de leurs descendances, qui, parce que connectées au monde, continueront d’opérer quotidiennement smartphone en mains leur propre « synthèse des civilisations ».

Une résolution de ces questions sociétales et identitaires permettra aux forces vives africaines de concentrer les énergies ainsi libérées au seul sujet vital : le décollage économique.

Une transformation structurelle à marche forcée

Pour réussir à absorber les centaines de millions de jeunes, mobiles et ambitieux, qui se bousculeront sur le marché du travail africain dans les trois prochaines décennies, la « transformation structurelle » des économies africaines, appelée de ses vœux par les têtes pensantes de notre continent devra se concrétiser, et ce, en urgence. L’industrialisation sera la clé de voûte de ce processus.

Un déséquilibre organique

Les économies africaines postindépendances restent, malgré quelques tentatives de restructuration (avortées car non accompagnées), dominées par un « système de rente ». Les activités extractives de matières premières à faible valeur ajoutée et peu créatrice d’emplois pérennes dominent l’économie formelle d’une majorité de pays (représentant dans certains cas jusqu’à 90% des revenus d’exportation et une part quasi-exclusive du budget des Etats) tandis que le secteur agricole à faible rendement productif occupe encore une majorité des actifs. Dans ce schéma, chaque baisse de la demande et/ou du prix des matières premières est subi comme un choc déstabilisant l’équilibre macroéconomique entier des pays concernés. Les devises nécessaires à l’importation des biens de consommation courante (que le continent ne produit toujours pas) et au service de la dette externe viennent alors cruellement à manquer. La transformation structurelle vise à renverser cet état de fait anachronique et non soutenable sur la durée.

D’intermédiaire commercial à industriel : un changement de mentalités

Briser les chaines de la dépendance vis-à-vis d’un « extérieur » qui, légitimement, se replie sur lui-même à chaque secousse, nécessitera un changement radical des mentalités. Déjà au Moyen Age, le commerce mondialisé de matières premières était la source première de revenus des noblesses africaines. La fortune du très pieux Empereur malien Kanga Moussa 1er dit « Mansa Musa », l’homme le plus riche de tous les temps, n’était-elle pas exclusivement bâtie sur le commerce de l’or, du cuivre et du sel ? Pourtant, relever le défi collectif du développement économique nécessitera une rupture. Les élites économiques devront renoncer à une vision de l’enrichissement personnel basée sur le commerce de biens importés pour embrasser le rôle d’industriel créateur de valeur ajoutée et surtout d’emplois pour ses concitoyens.

Interventionnisme étatique

Les exemples de réussites de transformations structurelles aussi récentes que fulgurantes à travers le monde (Corée du Sud, Taiwan, Emirats Arabes Unis, Singapour et surtout Chine) ont pour dénominateur commun d’avoir été planifiée et pilotée du plus haut sommet de l’État. Les Etats Africains devront concevoir et mettre en œuvre des politiques industrielles dans les secteurs prioritaires de l’agroalimentaire, de l’énergie et de la manufacture de biens de consommation courante. Celles-ci devront viser en priorité l’approvisionnement des marchés nationaux et sous-régionaux et prévoir des stratégies d’enseignement supérieur et de formation professionnelle adaptée à la fourniture d’une main d’œuvre qualifié dans lesdits domaines prioritaires. Les ressources naturelles, présentes en abondance sur le continent sont des bénédictions. Toute politique industrielle censée devra inscrire leur exploitation en son cœur. Cet interventionnisme étatique prendra aussi la forme de subventions, d’exonérations de taxes et redevances pour les acteurs du secteur privé national. Les organes de planification et de suivi des politiques devront être dotés des moyens humains et financiers adéquats. Toutefois, l’Etat ne pourra (et ne devra) pas tout.

Afrochampions ou le leadership transformationnel

Comme ailleurs, les élites économiques du continent qui détiennent le capital financier et le patrimoine relationnel adéquat pour réussir dans le monde des affaires devront prendre le leadership et se structurer pour créer des fleurons d’industries capable de satisfaire les besoins stratégiques de nos pays, autosuffisance alimentaire et indépendance énergétique au premier plan. Signalons l’initiative Afrochampions, portée par de grandes fortune africaines et soutenues par l’Union Africaine, dont l’objectif est de soutenir, par le biais d’un fonds d’investissement à forte capitalisation, l’émergence des champions économiques africains dans la prochaine décennie.

Marché commun et monnaie unique

La Zlecaf, grand marché commun africain lancée en juillet 2019 sera le moteur et le réceptacle des produits de cette industrialisation, en permettant une libre circulation des biens et des services sur tout le continent. Une attention particulière devra être apportée à la détermination de bonnes règles d’origine et à la levée des barrières non tarifaires, garantes du succès, pour les intérêts du continent de cette zone de libre-échange. Pour faciliter encore les échanges interafricains et en attendant un jour la mise en circulation d’une monnaie unique africaine (souhait visionnaire des pères fondateurs de l’Union Africaine) les instances monétaires compétentes devront travailler à la création ou consolidation d’unions monétaires solides au sein de chacune des huit communautés économiques régionales actuelles.

Les moyens de sa politique

Malgré les améliorations enregistrées sur ces deux dernières décennies, les économies africaines restent en état de sous-financement chronique. Le continent, qui serait quatre fois moins financé que le reste de l’économie mondiale, accuse des ratios dette sur PIB largement inférieurs à ceux observés dans toutes les économies développées ou à un stade de développement similaire (57% du PIB en 2019 contre un peu moins de 100% pour l’Union européenne). Or, dans notre système économique contemporain, qui repose quasi entièrement sur le crédit, l’endettement (et les flux de capitaux qui en découle) constitue un puissant effet de levier pour financement de la transformation structurelle.

Le présent, un financement externe encore trop faible La composition de la dette externe des Etats africains, évaluée à 400 milliards de dollars en 2019, a connu un basculement important sur ces vingt dernières années. En effet, aux traditionnels créanciers publics bilatéraux (principalement la Chine et, dans une moindre mesure, les Etats membres du Club de Paris) et multilatéraux (en majorité le Groupe Banque Mondiale), la part des créanciers privés commerciaux (principalement marchés de capitaux et banques commerciales) a doublé passant de 17% en 2000 à 40% à la fin 2019.

S’agissant de l’endettement public, une poursuite (et un rallongement) de l’initiative de suspension du service de la dette, la mise en œuvre d’un cadre commun pour le traitement de la dette et l’allocation des droits de tirage spéciaux émis en août dernier (et appelées de ses vœux lors du sommet sur le financement des économies africaines qui s’est tenue en mai 2021 à Paris) permettront de préserver la capacité du continent à faire face aux conséquences financières de la crise socio-économique entrainée par le pandémie. A moyen terme, l’opportunité d’un débat sincère sur le lancement d’un African Recovery Plan, à l’image de celui que connu l’Europe au sortir de la ravageuse deuxième guerre mondiale (et dont la contrevaleur serait sans nul doute favorable aux intérêts financiers et géostratégiques des puissances créancières), devra être discutée.

La montée de la part de l’endettement privé commercial et l’accès croissant aux marchés de capitaux internationaux pour une vingtaine d’Etats africains est à saluer. Elle est révélatrice de l’appétit croissant et compréhensible des investisseurs étrangers, et autres réfugiés de la croissance, pour la région du monde où les rendements financiers (en raison de taux d’intérêts plus forts) et le taux de retour sur investissements sont le plus élevés. Elle traduit aussi les efforts, à poursuivre et approfondir, fournis en matière de discipline budgétaire/monétaire et de transparence vis-à-vis de la communauté internationale. Parce que, les taux d’intérêts, parfois négatifs, auxquels les économies développées se financent font rêver, autorités financières publiques nationales, agences de notation et institutions financières de développement devront travailler à réduire la perception des risques pays, en décortiquant des idées reçues ancrées souvent dans une méconnaissance des réalités africaines. Les Etats devront persévérer dans la construction d’antécédents de crédits irréprochables. Les institutions financières de développement, enfin, en continuant de mettre à disposition produits de financement (dette à taux concessionnel, mécanisme de garanties et couverture assurantielle) et services de conseil à la structuration de projets bancables permettront de faciliter la levée des vastes réserves de financement privés.

Le futur, un financement « endogène »

En toute hypothèse, la priorité des Etats africains doit être de travailler obstinément au développement de sources de financement domestiques à long terme pour assurer une sortie, salutaire, de la dépendance vis-à-vis de cette dette en devises étrangères qui se replie au moindre choc et s’assurer un endettement à coûts raisonnables. Dans cette optique les autorités financières compétents devront œuvrer à la construction de marchés capitaux locaux efficients et en mesure de capter l’épargne, conséquente, des ménages africains dont l’inclusion financière aura été préalablement assurée. Le digital et les infrastructures immatérielles du numérique auront un rôle clé à jouer. L’Afrique francophone devra rattraper son retard dans le domaine. Il faudra œuvrer à une meilleure mobilisation des recettes fiscales. La formalisation de pans entiers de l’économie et le rétablissement de la confiance entre Etat et contribuable sur l’utilité et le bien fondée de l’acquittement de l’impôt sera impératif. Enfin, les revenus du pétrole, du gaz et des minerais stratégiques, multipliés grâce à la transformation locale, devront servir à capitaliser fonds/banques publiques d’investissements et agences de crédit export capable d’accompagner l’émergence d’un secteur privé local offensif.

Soutenabilité de la dette et cercle vertueux

L’endettement ne sera utile que s’il est soutenable, et il ne sera soutenable que s’il sert à générer les flux financiers nécessaires à son remboursement. La seule priorité de l’État et de ses démembrements sera d’assurer une administration et une utilisation optimale de ces fonds, qui devront être exclusivement employés au financement d’une croissance économique inclusive i.e de projets à haut rendement économique et social. Il faudra aussi être radical sur l’éradication des fuites.

L’héritage de Sankara

Autosuffisance alimentaire, lutte contre le changement climatique, émancipation des femmes de la tutelle patriarchale, indépendance énergétique et surtout émancipation économique, ces thématiques maitresses de l’action du capitaine Thomas Sankara demeurent près de trois décennies après sa disparition d’une franche contemporanéité. Il n’est donc pas étonnant que celui qui mena à l’aube de la fin de la guerre froide une révolution d’abord culturelle, demeure l’icône incontestée d’une jeunesse africaine consciente des enjeux de son temps. Pour ce militaire au regard sincère et au verbe incisif, qui aura pris le temps de développer une connaissance intime et un amour profond pour son peuple, la notion de pouvoir se confondait entièrement avec celle de devoir. Un devoir de servir. Nos dirigeants, actuellement confrontés à la lourde et difficile tâche de préparer nos économies à se (re)construire dans le monde polarisé et « prédationiste » d’après-guerre, gagneront à insuffler de Sankarisme leur feuille de route. Travaillons ensemble à faire de la période d’effervescence et d’ébullition qui caractérisera en n´en pas douter les décennies post-Covid, un nouvel âge d’or africain. Les milliards de jeunes africains de 2050 nous attendent au tournant.

Me Binta Barry, La Tribune Afrique

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