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Intelligence économique territoriale : Levier d’une nouvelle politique d’aménagement et du développement des territoires

La chute du rideau de fer Est – Ouesten novembre 1989 et l’éclatement de l’ancien bloc communiste sont des bouleversements géopolitiques majeurs qui ont favorisé  le réveil des populations à la liberté, à la démocratie et à la défense des droits de l’homme.

Associés aux  mouvements  de globalisation, digitalisation et dérégulation de l’économie, ces événements marquèrent le début d’un nouvel ordre international. Dès lors, des politiques de libéralisation, de fédéralisation et de décentralisation se développèrent dans de très nombreux pays de l’ancienne Europe de l’Est de  l’Asie et surtout d’Afrique.

Toutefois, au regard de l’évolution du monde durant les trente dernières années, on constate que l’ensemble de ces changements a  eu des effets ambivalents avec l’apparition  de la concurrence entre collectivités territoriales soucieuses d’attirer sur leur sol des investissements publics et privés, mais aussi des contestations  autour des projets  d’aménagements des territoires et d’équipements par les riverains, associations écologistes, acteurs socio-économiques, syndicats, élites et élus locaux. La gouvernance  locale se trouve prise entre deux impératifs contradictoires.  Pourtant les  territoires hors des flux mondialisés sont aujourd’hui confrontés aux fortes turbulences socio-économiques, aux délocalisations des usines, à la volatilité des investissements directs, aux inégalités en termes de disparités économiques et démographiques, à l’accumulation  des retards et handicaps de développement, aux inégalités des revenus, à l’insécurité, au chômage  de masse et désertification des zones les plus fragiles économiquement.  Dans ce contexte, comment sauver  économiquement l’existence de nos collectivités territoriales décentralisées  que sont les régions et communes afin d’intégrer celles-ci au mieux dans la grande dynamique de la mondialisation?

  Des  fortes inégalités et disparités territoriales  perceptibles

Le Cameroun ne fut pas en reste dans le vaste mouvement décentraliste des années 1990. La vie politique camerounaise se transforma considérablement à la suite des élections pluralistes qui eurent lieu en octobre 1992 et en mars 1997. Dans le souci d’améliorer la démocratie participative et la gouvernance locale, la constitution du 18 janvier 1996 dans son Article premier – alinéa 2 consacra le Cameroun comme un Etat unitaire décentralisé. Le choix de la décentralisation fut justifié pour son efficacité en termes d’affectation des ressources et de satisfaction des besoins des collectivités de base et  paru comme le meilleur moyen de défendre l’intérêt général, de nuancer le jacobinisme trop outrancier de notre administration publique, d’ouverture politique et d’équité sociale. D’après Prud’homme (2001) la décentralisationest un processus politique de redistribution et de relocalisation des pouvoirs au sein de la société.  Elle permet de mieux prendre en compte les préférences des acteurs locaux, résidents, société civile, dans la fourniture d’un grand  nombre de services collectifs. Dans l’expérience internationale de la décentralisation, l’objectif de croissance, de contribution au développement économique local est fondamental. Tout compte fait, la décentralisation possède des vertus démocratiqueset économiques.

Cependant, après avoir opté pour une politique de décentralisation depuis plusieurs  décennies, l’aménagement des territoires reste très inéquitable au Cameroun. Des disparités sont visibles entre les différentes régions. On observe des écarts flagrants en termes d’éducation, santé, infrastructures routières, équipements sportifs et développement  économique. Ces inégalités territoriales affectent le bien-être et minent la cohésion sociale. Si certaines régions comme le Littoral, le Centre, et l’Ouest font partie de l’axe de résilience, et peuvent présenter une situation économique et sociale très positive, d’autres en revanche comme l’Extrême nord, le Nord, l’Adamaoua, l’Est, le Sud, le Nord-ouest et le Sud-ouest, rencontrent des difficultés [terrorisme, sécession, insécurité, enclavement] de surcroît font face à des problèmes économiques préoccupants,  car  faiblement industrialisées et disposant moins de compétences stratégiques, de peu de branches d’activités attractives et à forte valeurs ajoutées.  En effet, les faiblesses inhérentes au modèle de développement « centraliste » ont eu pour corollaire une forte prononciation des inégalités entre  territoires qui se sont traduites par des frustrations et des inégalités de destin entre citoyen(ne)s. Mais ce qui est plus préoccupant est que ces inégalités et disparités territoriales  risque de s’accentuer davantage faute d’une véritable « dynamique économique territoriale ». Pour ce faire, nos collectivités locales doivent paraitre non pas comme des rouages de l’Etat et de l’administration centrale, des relais des ministères, mais plutôt comme des entités autonomes, dotées des moyens financiers de compétences certes limitées, mais de plein exercice capables de répondre efficacement aux besoins des populations locales.

Le désenchantement de l’efficience des projets et politiques d’aménagement de territoires

À ce jour les politiques d’aménagement de territoires en vigueur dans les pays africains ont montré leurs  limités dans le  contexte d’économie de la connaissance (BAD, OCDE, PNUD 2015). D’une part, l’aménagement  du territoire  est devenu l’objet de rivalités et des conflits sans précédents qui opposent les  collectivités territoriales entre elles car soumises aux forces économiques de la mondialisation. La compétition entre territoires concerne  souvent l’aménagement convoité qui porte sur des équipements: nouvel aéroport, usine, investissement directs étrangers,  universités, routes bitumées, grand équipement sportif /culturel,  l’organisation d’un grand événement sportif/culturel ou  l’accueil d’une institution internationale. D’autre part, l’aménagement du territoire  est objet de débats, de polémiques et, de plus en plus souvent, d’affrontements. Les projets et des politiques d’aménagement sans ancrage territorial sont de plus en plus souvent contestés. Selon Alain Juillet(2018), ex-patron du renseignement en France « toute activité économique ou tout projet est en lien avec la réalité géographique, sociale, culturelle, humaine du territoire, alors il est souvent périlleux de vouloir prendre des décisions d’investissement ex-nihilo, sur un mode hors sol. Prendre en compte des réalités locales : les hommes, leurs traditions, leurs  rêves… intégrer dans la déclinaison des grands projets, constitue l’une des clés majeures de la réussite sur le long terme ». Au Cameroun, les grands projets d’infrastructures de transport, notamment les autoroutes, ports et aéroports, d’exploitations minières et forestières, touristiques, agro-industriels, énergétiques [barrages hydro-électriques] engendrent souvent des conflits fonciers. Ces projets sont particulièrement les plus contestés en raison de l’importance de leurs emprises, de leur impact négatif sur l’écosystème environnemental, accaparement des terres et des  ressources naturelles, destruction des lieux sacrés mais surtout des problèmes d’indemnisations des riverains souvent mal négociés. Par conséquence, les associations, élus et élites locaux, et membres de la société civile cherchent  à peser sur les décisions pour la fermeture d’entreprises, à  des modifications de tracés d’autoroutes, voire dans certains cas le gel de ces  projets pendant de nombreuses années ou encore leur abandon pur et simple.

Un paradigme nouveau des territoires et du développement local

Autrefois, les territoires étaient considérés exclusivement comme des espaces géographiques, des supports passifs d’équipement et d’infrastructures, ou de simples réceptacles de l’action publique ou privée- sorte d’espaces neutres parfaitement malléables et qui ne possèdent pas de caractéristiques qui leur soient propres en dehors de ses attributs physiques.  Mais avec les récents bouleversements géopolitiques et mutations socio-économiques dont nous faisons face ainsi que le progrès foudroyant des techniques de l’information et de la communication, l’on appréhende plus les territoires comme des écosystèmes relationnels, des construits sociaux, des entités composées  « d’acteurs publics et privés qui partagent des objectifs communs de développement, des  lieux  d’incarnation de projets et d’existence d’un sentiment commun d’appartenance » (Giraut, 2008), des creusets d’activités industrielles, des ressorts locaux de dynamisme économique, de véritables systèmes produisant eux-mêmes du développement, des entreprises d’un autre genre. De ce fait, les territoires sont également touchés par les contraintes nouvelles de la compétitivité.  Cette dualité de dimension du territoire est importante puisqu’elle souligne les problématiques de la gestion du territoire dans son ensemble. Dans ce contexte, il a été établi que les politiques de développement local  intégrant le volet d’intelligence économique territoriale (Veltz, 2002) font la différence entre les territoires qui gagnent économiquement et ceux qui perdent.

L’intelligence  économique territoriale, qu’est-ce que c’est ?

Le dernier quart du XXe siècle s’est illustré par l’émergence de la société de l’information, l’internationalisation des facteurs de production, et l’accroissement de la concurrence internationale qui d’évidence n’épargne plus les territoires qui se trouvent soumis aux forces de marchés, aux  flux de capitaux, de biens, de services et personnes (Pautrat, 2008). Ce fait complexifie davantage les stratégies de développement des territoires. L’intelligence économique, une pratique issue du monde du renseignement, s’est révélée d’une part comme  clef conceptuelle et opérationnelle pour comprendre en profondeur  le « nouvel esprit du capitalisme et l’économie de la connaissance » (Boltanski et Chiapello, 2011), et d’autre part comme un facteur décisif de compétitivité et de survie des agents économiques dans ce nouveau contexte.

L’intelligence économique territoriale ou encore « intelligence territoriale » est une approche récente de l’intelligence économique. Elle est apparue à la fin des années 90  pour illustrer la mise en application des méthodes et des moyens de l’intelligence économique au service du développement des territoires (Delis et Bertacchini, 2006).  Elle se fonde sur la vision nouvelle, systémique et dynamique du territoire, ensemble complexe formé deux sous-ensembles, l’espace géographique et la communauté territoriale. Ce concept renvoie à « la capacité des élus locaux et des cadres territoriaux de comprendre les enjeux de développement, de concurrence et les réalités des territoires » (Clerc, 2002)par l’observation et l’analyse des territoires concurrents, l’évaluation des grands secteurs stratégiques au niveau international. L’intelligence économique territoriale a vocation à tisser des réseaux d’acteurs afin de favoriser des dynamiques locales de synergie et de coopération. Sa finalité est la préservation sinon le développement des ressources existantes et  sa pratique repose sur un processus informationnel régulier et continu, initié par des acteurs publics et privés physiquement présents et/ou distants d’un territoire pour une meilleure gouvernance locale. Dans ce processus d’observation, l’appropriation des nouvelles technologies de l’information et de la communication est indispensable pour que les acteurs rentrent dans un cycle d’apprentissage continu. Le produit fini de ce cycle qu’est l’« intelligence ou renseignement » permet  ainsi aux décideurs d’acquérir une meilleure connaissance et compréhension du territoire, de mieux maîtriser son développement, d’étudier et d’anticiper des mutations économiques, démographiques, sociétales, susceptibles d’avoir un impact sur ce territoire ; et enfin d’élaborer la stratégie de développement économique et d’innovation à mettre en œuvre pour promouvoir  l’emploi, les potentialités locales, valoriser les savoir-faire du territoire, soutenir les filières d’excellence pour un positionnement dans l’économie globalisante.

………Une intelligence d’aménagement des territoires et du vivre ensemble

D’après Pélissier (2009) l’intelligence économique territoriale est une notion construite autour de deux logiques qui convergent vers les mêmes  buts à savoir  compétitivité, attractivité des territoires et inclusion sociale. La première logique « top-down», est ancrée dans une problématique de stratégie compétitive en environnement concurrentiel(Harbulot, 2015 ; Carayon, 2003). C’est une logique libérale, néo-mercantiliste en quête de rentabilité élevée et à court terme, proche de la diplomatie territoriale et/ou du marketing territorial. Elle a pour objectif de valoriser et de faire du territoire un centre de compétences ou un élément clé de la compétitivité des entreprises qui s’y établissent à l’échelle internationale. Vue sous ce prisme, faire de l’intelligence économique territoriale traduit fidèlement la volonté de se situer dans une posture de guerre économique. C’est pourquoi, les hauts responsables techniques sont très souvent  choisis parmi les anciens des services de renseignement.

Cette approche d’aménagement du territoire stipule que l’intelligence territoriale doit nécessairement s’intégrer dans le cadre d’une politique nationale régie par l’Etat au niveau du territoire dans un souci de mettre sur un pied d’égalité l’ensemble des territoires au plan national sans prise en compte de leurs spécificités.  La seconde logique « bottom-up », est apparue avec la répétition et l’amplification des crises économiques, financières, sociales et environnementales, et l‘augmentation de la disparité des richesses. Ellerompt le lien avec l’objectif business d’où l’appellation « intelligence territoriale » et se définit comme une approche collective du développement territorial à long terme où l’Etat joue un rôle de facilitateur d’actions endogènes. En effet, cette approche fait du territoire un acteur de son propre développement par la valorisation des ressources locales, et pose la question de la spécificité de chaque territoire ainsi que des opportunités d’investissements. En d’autres termes, cette logique selon Marcon et Moinet, (2011) renvoie  à l’aménagement du territoire visant à redynamiser le territoire, à composer avec les ressources et compétences locales, et à créer une identité spécifique pour apporter de la richesse économique. En outre, Knauf(2010) réfère l’approche « bottom-up » à la conduite « intelligence d‘un territoire » dans son développement par rapport  à son contexte social, géographique, ses ressources et son organisation spatial. Cette logique se rapproche du développement durable qui  d’une part « s’attache à résoudre les besoins des populations [en priorité des groupes les plus vulnérables] sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs » (Brundland, 1987) et d’autre part, pose les fondements de la participation de tous les acteurs au développement dans des initiatives publiques ou privées  à travers des consensus et des partenariats.

Dans le contexte actuel de l’économie de la connaissance et du libre-échange intégral, une gouvernance du type  « bottom-up » devrait prévaloir pour non seulement relancer notre économie et développer les emplois mais également  consolider la cohésion sociale et le vivre ensemble.Malheureusement, au Cameroun, les pouvoirs publics sont convaincus d’être les seuls dépositaires de l’intérêt général. Cette posture doit évoluer, car l’intérêt général est l’affaire de tous. Même le profit de l’entreprise privée sert l’intérêt général, car elle crée de l’emploi, de l’activité, de la richesse pour tous sur le territoire. A ce propos, Coussi et al (2014) soutiennent que « L’intelligence économique territoriale inspire les mutualisations de ressources, d’expertises, d’expériences et de savoirs vers une intelligence partagée des contraintes et des dynamiques de développement, elle est un véritable moteur de cohésion sociale et un ferment du patriotisme économique ».

Nos collectivités territoriales décentralisées  ont acquis, avec la décentralisation, les compétences du développement économique et de l’aménagement de leur territoire. A cet effet, la coopération décentralisée se présente comme une des solutions permettant de mobiliser des ressources et compétences supplémentaires. En définitive , l’une des préoccupations de l’approche camerounaise d’intelligence économique territoriale devrait être la mobilisation des ressortissants locaux de la diaspora, dont les expertises reconnues mondialement foisonnent, et le moyen de les faire participer pleinement au développement économique et social de leur région d’origine ou d’accueil. Pour ce faire, les pouvoirs publics doivent  faire preuve d’une grande volonté politique, en faisant sauter le verrou de la double nationalité, et en mettant en place des comités régionaux d’intelligence économique territoriale en vue d’impulser une véritable dynamique économique territoriale, voire de l’émergence du Cameroun.

                

      

M. DIEUDONNE MVOUIN

SPECIALISTE EN INTELLIGENCE ECONOMIQUE

 INTELMA CONSULTING

DBA-LEEDS BECKETT UNIVERSITY (UK)

MBA- BOLTON UNIVERSITY (UK)

Tel: 679 43 27 19/677 88 62 03

   E-mail : dmvouin@yahoo.fr

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