(Leconomie.info) – En 2017, 10 milliards de FCFA ont été distribués aux actionnaires soit un dividende brut par action de 7 778 de Fcfa par la Société Générale Cameroun. En 2019, Socapalm Cameroun, a annoncé une répartition totale du bénéfice en faveur de ses actionnaires, d’un montant brut de 11,27 milliards de FCFA, soit 2 465 FCFA par action.
Pour l’exercice 2021, le brasseur SABC du Cameroun a distribué 20,5 milliards de FCFA de dividendes à ses actionnaires. Le groupe Orange Côte d’Ivoire en 2022, a proposé au Conseil d’Administration, la distribution d’un dividende net de 113 milliards de FCFA. Toujours en 2022, au Gabon, la filiale gabonaise de TotalEnergies a versé plus de 160 milliards de FCFA de dividendes aux actionnaires alors qu’au Burkina Faso les actions de la BOA (Bank Of Africa) ont eu un dividende net de plus de 12 milliards de FCFA. Les actionnaires vont nous poser la question : Et alors, quel est le problème ?
Notre réponse à la question des actionnaires est que leur propre intérêt peut être mieux servi si l’entreprise modifie son modèle de gestion et de répartition des bénéfices pour prendre en compte les intérêts des autres parties prenantes. Il est nécessaire de changer de paradigme pour favoriser une performance durable pour toutes les parties concernées.
Dans cet article, nous examinons comment la théorie des jeux peut aider à comprendre les enjeux de la prise en compte des intérêts des autres parties prenantes dans la répartition des bénéfices.
- Aujourd’hui au moment du partage des bénéfices, toutes les autres parties prenantes à la création de la richesse par l’entreprise, sont pratiquement oubliées
Nous avons relevé dans un précédent article qu’il serait plus pertinent de retenir en lieu et place de faire du profit, plutôt « faire du profit se façon durable » comme finalité et but de l’entreprise privée. Nous avons retenu de définir l’entreprise comme un système économique et social et en tant que système, la durabilité de son but dépend de la qualité des relations entre les parties prenantes desquelles dépend le profit. En effet, le « système entreprise privée » fonctionne avec un certain nombre d’acteurs, ou parties prenantes qui contribuent de façon significative chacun en ce qui le concerne au développement de celle-ci. Il s’agit sans être exhaustif, des actionnaires et/ou des Fonds d’investissements qui mettent à la disposition de l’entreprise des fonds et en attendent un retour sur investissement qu’ils souhaitent le plus élevé possible. Les banques d’affaires se retrouvent dans cette catégorie. Nous avons aussi, les clients qui consomment des biens et services et attendent toujours plus de qualité avec si possible des prix plus faibles . Nous comptons également les Salariés quiinvestissent leurs temps, leurs compétences et attendent en retour des moyens pour satisfaire leurs besoins, ceux-ci allant des besoins physiologiques aux besoins d’appartenance, d’estime ou d’épanouissement. Font également partie, les fournisseurs qui s’efforcent de mettre à disposition des biens et services qui répondent aux attentes de l’entreprise et attendent de celle-ci des conditions favorables à leur développement (stabilité du marché, marge acceptable, respect des délais de paiement des factures, etc.). Il faut aussi compter les administrations quicollectent auprès des entreprises, les moyens nécessaires pour leur assurer un fonctionnement favorable au développement d’un environnement économique et social à la hauteur des attentes de tous et de chacun. Enfin, et non des moindres, le grand public qui attend de l’entreprise entre autres la préservation de l’environnement et du cadre social.
Sur le plan de l’analyse économique, la Théorie des jeux se prête à la description et à la compréhension des relations entre ces différentes parties prenantes du système entreprise privée. En effet, les différents acteurs sont des agents économiques qui peuvent être assimilés à des joueurs au sens de la théorie des jeux. La décision d’un joueur (agent économique) ayant un impact direct ou indirect, recherché ou non sur les partenaires du jeu. Bien que nous ayons plusieurs joueurs impliqués, la réalité montre que nous avons deux grands groupes de joueurs. Le premier (groupe 1) a un seul acteur à savoir les actionnaires et/ou les investisseurs et le second (groupe 2) regroupe les autres parties prenantes à savoir les salariés, les clients, les fournisseurs et les autres. Schématiquement, les relations entre ces deux groupes identifiés peuvent être ;
- Du type non coopératif analysé par la Théorie des jeux à somme nulle où le comportement du groupe 1 est généralement guidé par le principe du « Ce que tu gagnes, je perds« . En d’autres termes ce que le groupe 2 constitué des autres parties prenantes gagne, le groupe 1 des actionnaires et/ou les investisseurs, perd ou bien considère comme une perte.
- Du type coopératif où le groupe 1 prend conscience qu’il peut avoir de meilleurs résultats en se préoccupant quelque peu de la satisfaction des acteurs du groupe 2, d’où le recours à la Théorie des jeux à somme non nulle ou théorie de «ce que je gagne, tu gagnes ».
- Comprendre les relations entre le joueur Groupe 1 (Investisseur et actionnaires) et le joueur Groupe 2 (Autres parties prenantes)
Aujourd’hui, le modèle de relations entre le groupe 1 (Actionnaires / Investisseurs) et Groupes 2 (salariés, fournisseurs clients) est du type non coopératif et l’outil mathématique le plus approprié pour le décrire est la théorie des jeux à somme nulle, ou théorie des jeux non coopératifs. Conçue en 1944 par John Von Neumann et Oskar Morgenstein, la théorie des jeux est une science mathématique qui permet de formaliser des relations conflictuelles inhérentes à des agents économiques en interaction. En s’appuyant sur cette théorie, John Forbes Nash démontre sur le plan théorique qu’il existe une solution d’équilibre (équilibre de Nash) qui est une position où aucun des joueurs (agents économiques) n’a intérêt à s’écarter, au risque de réduire son niveau de satisfaction. En effet, les interactions aujourd’hui entre les parties prenantes du système entreprise privée, sont supposés être aujourd’hui régulées par le marché, chaque agent économique (joueur) ayant la possibilité de développer des actions d’attaque, de défense ou de contrôle des stratégies des autres joueurs, afin de maximiser la satisfaction de son intérêt personnel et généralement sans aucun souci pour les autres et leurs intérêts et encore moins de l’intérêt collectif. Nous disons « supposés » parce que la réalité est différente. En effet, les actionnaires et les investisseurs sont les plus forts.
C’est ainsi par exemple que depuis quelques années, on a sur le marché, une nouvelle catégorie d’acteurs à savoir les Fonds de pension qui formulent des exigences de rentabilité qui poussent les entreprises à réduire toujours davantage leurs coûts afin d’augmenter toujours plus les profits, ceci au détriment des autres parties prenantes que sont les salariés, les fournisseurs, les clients, etc. Même si la théorie prédit un équilibre susceptible de maximiser la satisfaction des différents joueurs, nous observons qu’en réalité, aujourd’hui, l’équilibre est davantage favorable aux actionnaires et investisseurs qui imposent aux acteurs du groupe 2 des contrats d’adhésion et non de partenariat ou de négociation. A ce titre, au sens du Droit commercial général, le contrat est dit d’adhésion lorsque les stipulations essentielles qu’il comporte ont été imposées par l’une des parties ou rédigées par elle, pour son compte ou suivant ses instructions, et qu’elles ne pouvaient être librement discutées. Dès lors, à travers les contrats d’adhésion, le groupe 1 viole en permanence à détriment du groupe 2, les trois principes de base de la validité d’un contrat, à savoir : La capacité de contracter, le consentement des parties et un contenu licite et certain du contrat.
- Un exemple pour illustrer l’importance de mieux prendre en compte les intérêts des autres parties prenantes, qui contribuent aux bénéfices de l’entreprise. Nous examinerons particulièrement le cas du client.
L’entreprise présentée en exemple ci-dessous, illustre la rentabilité des entreprises de télécommunication qui sont parmi les plus prospères en Afrique. Cette entreprise n’est pas un cas isolé. Quelques-uns de ses chiffres pour l’année 2021 :
Chiffre d’affaires | 250 Milliards de FCFA | Forme juridique | SA |
Nombre d’abonnés | 11 000 000 | Effectifs | 600 employés |
Dépenses en communication | 2.2 Milliards de FCFA | Date de création | 1999 |
Dépenses d’investissement | 30 Milliards de FCFA | Impôts payés | 89 Milliards FCFA |
Bénéfice net de l’année | 80 milliards de FCFA | Dividendes à distribuer | 65 Milliards FCFA |
À la fin de l’exercice, cette entreprise a décidé de distribuer ses bénéfices. Ci-dessous le communiqué suite au Conseil d’Administration de cette entreprise dont la performance (rentabilité) a été extrêmement satisfaisante en 2021
Communiqué de presse : Conseil d’’Administration de la compagnie de téléphonie mobile xxxxxx Assemblée Générale du 3 mai 2022 à Douala A l’issue des travaux, il a été décidé ce qui suit : Approbation des comptes sociaux et des comptes consolidés de l’exercice 2021 ; Distribution d’un dividende en numéraire de 40 350 XAF par action ; Renouvellement du mandat des membres du Conseil d’Administration et nomination de trois nouveaux administrateurs ; Les mandats des Commissaires aux Comptes ont été renouvelés pour une période de trois ans. La mise en paiement du dividende en numéraire débutera dès le 10 mai 2022. Pour sa très bonne performance, le Directeur Général, recevra dès le 10 mai 2022, un bonus de 36 000 000 FCFA. |
Ce communiqué traduit bien le nombrilisme du Groupe 1 constitué ici des actionnaires de l’entreprise de télécommunication, qui ignore totalement les autres parties prenantes qui directement ou indirectement, ont contribué à l’atteinte de cette bonne performance. Alors que le Directeur Général s’est appuyé sur le personnel pour obtenir cette performance, rien ne transparait sur ce qui a été décidé pour récompenser les efforts des salariés et les rassurer de la volonté de l’entreprise, de faire mieux pour répondre à leurs attentes. Rien ne ressort de l’engagement de l’entreprise à faire évoluer ses relations avec les fournisseurs vers un meilleur partenariat. Rien n’est mentionné sur l’attention qui a été accordée et qui le sera encore aux clients. L’entreprise mentionnée dans ce communiqué est performante depuis plusieurs années. Elle a récemment renouvelé sa certifications ISO 9001 : 2015 – Système de Management de La Qualité, c’est-à-dire que la direction a approuvée que l’entreprise a une bonne connaissance de son environnement, qu’elle a bien identifié les parties prenantes intéressées et prend en compte leurs attentes.
Nous avons mené un sondage en septembre 2022 auprès de 500 clients des entreprises du secteur de téléphonie mobile au Cameroun pour avoir leurs réactions face à une entreprise qui les intègrerait dans la répartition des bénéfices
Ce sondage portait sur trois points : la sensibilité des abonnés, leur sentiment et leur niveau de confiance, si l’entreprise choisissait de distribuer à 2 millions d’entre eux, par tirage au sort une partie de ces bénéfices. Il était précisé que les heureux bénéficiaires recevraient 2000 FCFA pour les abonnés ayant des comptes Mobile money (soit environ 30% d’entre eux) et 1000 FCFA de crédit de communication pour les clients ne possédant pas de compte Mobile money. Tout ceci avec un gentil message de remerciement et une promesse de faire davantage les années futures si les résultats étaient meilleurs. (Le montant distribué représenterait environs 50% du budget marketing annuel de cette entreprise.)
Les résultats de ce sondage pour une telle initiative relativement rare dans notre contexte, ont été les suivants :
- 70% d’entre eux, étaient sensibles à cette marque d’attention ;
- 65% se sentent considérés et heureux d’être pris en compte comme partie prenante de cette entreprise ;
- 70% avaient décidé, si cela arrivait, de ne plus consommer les marques concurrentes dans le but d’obtenir une plus grande partie des bénéfices en fin d’année.
Voici donc une approche de Jeu coopératif. En effet, en considérant que l’entreprise est un construit social, réceptacle des attentes, objectifs et intérêts de multiples partenaires dont les dirigeants et les actionnaires, mais aussi les salariés, les clients, les fournisseurs et toutes autres personnes ; Il faudrait retenir qu’ils peuvent influencer les décisions de l’entreprise ou être influencées par les décisions de celles-ci. Dans cette perspective, l’alignement des décisions sur les seuls intérêts des actionnaires est contreproductif car il ne permet pas d’assurer le développement durable de l’organisation qui ne peut résulter que de la convergence des intérêts de tous les partenaires. Une approche coopérative des joueurs valorise la création de valeur pour l’ensemble des partenaires : clients, fournisseurs, salariés, actionnaires, etc. La satisfaction des objectifs des parties prenantes, favorise l’amélioration de la performance financière. Les entreprises qui réussissent à avoir de bonnes relations et coopèrent avec différentes parties prenantes, bénéficieront de flux de ressources plus importants et seront plus aptes à créer de la valeur que celles qui ne coopèrent pas. La performance est mesurée au regard de l’ensemble des partenaires et la distribution des dividendes devrait en tenir compte.
En conclusion,
L’urgence d’un changement de paradigme est réelle. En effet, la nécessité d’une approche plus coopérative avec les parties prenantes, n’est pas sans conséquence sur l’entreprise, elle peut amener ainsi à reconsidérer la composition des organes de contrôle et de direction, et à poser la question de la représentation des parties prenantes et des mécanismes formels et informels de prise en compte de leurs attentes. De cette approche, se pose aussi la question de l’arbitrage entre des intérêts antagonistes et par conséquent celle des légitimités au sein de l’entreprise et des modalités de résolution de conflits. En effet, pour qu’une entreprise puisse faire des bénéfices dans la durée, elle doit prendre en compte les critères des deux groupes de joueurs. Le rôle de la gouvernance d’entreprise est d’arbitrer entre ces deux groupes d’intérêt lors des prises de décision en matière de production, d’investissement et de partage des rentes générées, tout en gardant à l’esprit que la performance de l’entreprise ne sera optimisée dans la durée qu’en posant les bases d’une coopération franche avec les parties prenantes dans laquelle chaque joueur en sortirait gagnant. Un équilibre est donc nécessaire, entre les valeurs et le comportement du groupe 1 (actionnaires/Investisseurs) et les attentes de ses parties prenantes du groupe 2.
Cet équilibre permettra à l’entreprise de survivre et de réussir financièrement sur la durée.Dès lors, l’entreprise et toutes ses parties prenantes entreront dans le cercle vertueux de la performance durable pour tous. A l’issue de cette analyse, notre recommandation la plus forte pour toutes ces entreprises qui partagent chaque année des milliards de FCFA de bénéfices, est la suivante : Changer de paradigme et intégrer toutes les parties prenantes dans la répartition de la richesse créée, qui est en réalité, une création collective. Les entreprises qui commenceront à le faire, gagneraient en notoriété et disposeraient ainsi d’une longueur d’avance sur les concurrents qui n’hésiteront pas à copier et à dupliquer l’exemple. Toutes les parties prenantes entreraient ainsi dans une dynamique de performance durable partagée. La performance durable de chacune et de toutes les parties, en sera renforcée.
Par
Dr FANSI Theodoret-Marie
PDG du Groupe Cible