Quelles sont, selon vous, les causes de l’inertie actuelle sur le marché des obligations à la BVMAC, où les bulletins officiels de la cote indiquent depuis des semaines déjà, zéro transaction ?
Votre question est particulièrement pertinente, car elle touche au cœur même du financement des entreprises et à la vitalité des marchés financiers dans notre région. Permettez-moi, avant d’y répondre directement, de rappeler brièvement le rôle du marché obligataire : il constitue pour les émetteurs un instrument de levée de dette auprès des investisseurs, en alternative au financement bancaire classique. Or, dans de nombreux pays en développement, on observe depuis plusieurs années une baisse significative de la part du financement bancaire, qui ne représente plus qu’environ 50 % des sources de financement des entreprises.
À l’inverse, dans la zone CEMAC, le financement bancaire demeure prédominant : plus de 90 % des besoins des entreprises continuent d’être couverts par les banques. Cette dépendance quasi-exclusive au crédit bancaire explique en grande partie l’inertie du marché obligataire à la BVMAC, où les transactions restent limitées, voire inexistantes. En réalité, les entreprises de la sous-région devraient progressivement diversifier leurs sources de financement. L’émission régulière d’obligations permettrait non seulement de réduire la dépendance au crédit bancaire, mais aussi de dynamiser le marché secondaire, en augmentant le volume des transactions et en renforçant la profondeur du marché financier régional.
Le faible nombre de sociétés et d’émissions cotées (moins de dix émetteurs actifs) limite-t-il les opportunités d’investissement et contribue-t-il à cette absence de liquidité ? Comment cela se manifeste-t-il concrètement ?
En effet. Disposer de moins de dix émetteurs actifs sur le marché est extrêmement limité, voire insignifiant, au regard des standards internationaux. Plus le nombre d’émetteurs est élevé, plus la gamme de produits financiers s’élargit, et plus il devient aisé pour les investisseurs qu’il s’agisse de particuliers, de PME/PMI ou d’institutionnels, de diversifier leurs placements. Or, dans la situation actuelle, certains investisseurs particuliers ne connaissent même pas les rares émetteurs présents sur le marché. Comment, dans ces conditions, espérer qu’ils souscrivent à leurs obligations ? L’acquisition d’un titre obligataire ne se réduit pas à une simple recherche de rendement : elle suppose également une forme de confiance et de proximité entre l’émetteur et l’investisseur.
Pour illustrer concrètement, prenons l’exemple d’un club sportif populaire. Si la Panthère Sportive du Ndé, récemment vainqueur de la Coupe du Cameroun, était constituée en société et remplissait les conditions nécessaires pour émettre des obligations, il est évident que de nombreux supporteurs-investisseurs souscriraient à ces titres. Le volume de transactions enregistré lors d’un tel événement serait considérable, et contribuerait directement à accroître la liquidité du marché. C’est d’ailleurs ce que l’on observe dans plusieurs pays où les grands clubs de football ont évolué vers un statut de société commerciale et parviennent aujourd’hui à lever des financements importants sur les marchés financiers. La zone CEMAC gagnerait à s’inspirer de ces modèles, en favorisant la transformation d’acteurs économiques et sociaux en véritables sociétés émettrices, afin de dynamiser le marché obligataire et d’améliorer sa profondeur.
Les rendements des obligations, souvent jugés inférieurs aux attentes des investisseurs, jouent-ils un rôle majeur dans ce désintérêt ? Pouvez-vous expliquer les facteurs qui influencent ces rendements ?
Je ne pense pas que les rendements des obligations soient intrinsèquement moins attractifs que ceux des dépôts classiques proposés par les banques et établissements financiers. Bien au contraire, il convient de rappeler que les deux instruments reposent sur des taux fixes, mais que les obligations offrent souvent des perspectives de rendement supérieures, notamment lorsque les conditions de marché sont favorables.
En pratique, un investisseur sur le marché obligataire peut bénéficier de taux sensiblement plus élevés que ceux des dépôts bancaires, parfois même du double, selon la nature de l’émetteur et la maturité du titre. Ce différentiel de rendement constitue un avantage comparatif majeur du marché obligataire.
Cependant, plusieurs facteurs influencent directement ces rendements : La politique monétaire : les taux directeurs fixés par la banque centrale conditionnent le niveau des coupons obligataires ; Le risque de crédit de l’émetteur : plus l’émetteur est perçu comme risqué, plus le rendement exigé par les investisseurs est élevé ; La maturité des titres : les obligations de long terme offrent généralement des rendements supérieurs à celles de court terme, en contrepartie d’un risque accru.
La liquidité du marché : un marché peu profond, comme celui de la BVMAC actuellement, limite la capacité des investisseurs à arbitrer rapidement, ce qui peut freiner l’attractivité malgré des rendements intéressants. Ainsi, le véritable enjeu n’est pas tant le niveau des rendements, mais la confiance des investisseurs et la profondeur du marché. Si ces conditions sont réunies, le marché obligataire peut devenir une alternative crédible et compétitive face au financement bancaire classique.
Quels facteurs macroéconomiques ou réglementaires en zone CEMAC pourraient expliquer cette stagnation du marché obligataire ?
Sur le plan réglementaire, il faut reconnaître que le cadre juridique est désormais largement consolidé. Depuis environ six ans, la plupart des textes réglementaires ont été adoptés et sont entrés en vigueur, avec un niveau de rigueur comparable à celui observé sur d’autres marchés financiers. Ce n’était pas le cas il y a une dizaine d’années, où l’absence de règles claires constituait un obstacle majeur au développement du marché. Cependant, au-delà du cadre réglementaire, les facteurs macroéconomiques jouent un rôle déterminant. La forte dépendance des entreprises au financement bancaire qui représente encore plus de 90 % des sources de financement dans la sous-région limite le recours aux marchés obligataires. Cette prédominance du crédit bancaire freine la diversification des instruments financiers et réduit la profondeur du marché.
Pour que le marché obligataire se développe véritablement, il est indispensable que les entreprises accordent une place de choix à l’émission de titres de dette. Cela suppose une sensibilisation accrue des dirigeants et investisseurs sur les avantages du marché financier ; une éducation financière renforcée, afin que les acteurs comprennent les mécanismes et opportunités liés aux obligations ; une réforme des programmes académiques, pour intégrer la culture du recours au marché financier comme une approche conventionnelle et non exceptionnelle. En définitive, il s’agit de créer une nouvelle génération de dirigeants qui considèrent le marché obligataire comme un outil naturel de financement de la croissance, au même titre que le crédit bancaire.
La BVMAC a enregistré une perte nette de 322 millions FCFA en 2024 et un volume total d’échanges obligataires limité (environ 96 % des titres échangés en 2024 étaient des obligations, mais avec une dynamique faible). Comment interprétez-vous ces chiffres en lien avec l’inertie observée ?
Ces chiffres traduisent de manière éloquente l’inertie du marché obligataire en zone CEMAC. La perte nette de 322 millions FCFA enregistrée par la BVMAC en 2024 reflète non seulement la faiblesse des revenus liés aux transactions, mais aussi l’insuffisance de la profondeur du marché. En effet, bien que 96 % des titres échangés soient des obligations, la dynamique reste faible, ce qui signifie que les investisseurs se limitent à quelques opérations ponctuelles, sans véritable animation du marché secondaire.
Cette situation s’explique par plusieurs facteurs tels que la prédominance du financement bancaire : les entreprises continuent de privilégier les crédits bancaires, ce qui réduit le recours aux émissions obligataires. Le faible nombre d’émetteurs actifs : moins de dix sociétés présentes sur le marché ne suffisent pas à créer une diversité de produits et à stimuler la liquidité.
La culture financière limitée : beaucoup d’investisseurs particuliers et même institutionnels ne perçoivent pas encore le marché obligataire comme une alternative crédible et régulière au financement bancaire. La faible animation du marché secondaire : l’absence de teneurs de marché ou d’intermédiaires actifs limite la fluidité des échanges et décourage les investisseurs. En définitive, ces résultats mettent en évidence un cercle vicieux : peu d’émetteurs, peu de transactions, donc peu de revenus pour la BVMAC, ce qui accentue la perception d’un marché peu attractif. Pour rompre cette inertie, il est indispensable d’élargir la base des émetteurs, de renforcer la sensibilisation des investisseurs et de mettre en place des mécanismes d’animation du marché secondaire.
Quelles mesures concrètes recommanderiez-vous à la BVMAC, aux régulateurs (comme la COSUMAF) ou aux États de la CEMAC pour revitaliser le marché des obligations ?
Il est en effet difficile d’apporter une réponse unique et définitive à votre question, car les responsabilités de la BVMAC, de la COSUMAF et des États ne sont pas de même nature. Chacun joue un rôle complémentaire dans la construction et la dynamisation du marché obligataire. La BVMAC a, ces dernières années, accordé une place importante à la sensibilisation des acteurs économiques sur les avantages du marché financier. Elle a également réduit certains coûts d’accès afin de faciliter la participation des entreprises et des investisseurs. De son côté, la COSUMAF a quasiment achevé l’édification du cadre réglementaire, couvrant l’ensemble des instruments financiers, y compris les opérations de titrisation. Nous observons désormais la présence de tous les principaux acteurs nécessaires au bon fonctionnement d’un marché financier moderne, le dernier en date étant l’installation d’une agence de notation régionale, élément essentiel pour renforcer la transparence et la confiance des investisseurs.
Il reste donc aux États et aux entreprises de jouer pleinement leur rôle pour dynamiser le marché. Les États pourraient, par exemple, céder une partie des actions de certaines entreprises publiques jugées rentables sur le marché financier. Ce type d’initiative a largement contribué au décollage du marché financier en Afrique de l’Ouest, en élargissant la base des émetteurs et en stimulant la liquidité.
En somme, la revitalisation du marché obligataire en zone CEMAC passera par une implication plus forte des États, via des privatisations partielles ou des émissions régulières de titres publics ; une mobilisation accrue des entreprises, qui doivent diversifier leurs sources de financement en recourant davantage aux obligations ; un accompagnement pédagogique, pour renforcer la culture financière des dirigeants et des investisseurs, et faire du recours au marché obligataire une pratique conventionnelle.
Entretien réalisé par Fadira Etonde


