Téguia Bogni : Le Cameroun doit se doter d’un Institut National de l’Alimentation et des Cuisines (INAC)
Depuis quelques années, le Cameroun s’est engagé à réduire ses importations, notamment à travers de nombreuses initiatives liées à une politique d’import-substitution. À l’heure où se dessine une nouvelle carte géopolitique et géostratégique du monde, il y a urgence que le Cameroun se dote d’un Institut National de l’Alimentation et des Cuisines (INAC) afin de mettre les cultures et les systèmes alimentaires de ses peuples au centre des défis gouvernementaux. Ce haut lieu de réflexion sur les savoirs et savoir-faire liés à l’alimentation et aux cuisines est d’autant plus une nécessité qu’il sera stratégique pour répondre énergiquement à certaines problématiques de la sécurité alimentaire, gage de stabilité d’un pays.
S’il est évident que nous devrions revoir nos choix en matière de politiques agricoles en leur insufflant, entre autres, une orientation de souveraineté alimentaire, c’est-à-dire encourager à consommer davantage ce que nous produisons, il n’en demeure pas moins vrai que nous devrions, désormais, nous intéresser pleinement et scientifiquement aux cultures alimentaires camerounaises, à leurs patrimonialité et mémorialité, dans le but de structurer une cuisine camerounaise, puis de créer une gastronomie camerounaise.
La cuisine est un levier de développement économique, surtout lorsqu’elle fait principalement appel à l’utilisation des produits locaux. Une grande partie des ingrédients qui entrent dans la préparation des spécialités ethniques du Cameroun est issue, à la base, des productions locales, même s’ils viennent, aujourd’hui, d’un peu de partout dans le monde, à la faveur notamment de l’économie de marché.
À l’observation des restaurants, ces tiers-lieux qui fleurissent entre autres dans les grandes villes de Yaoundé et Douala, et des menus qui y sont proposés, l’on constate un réel engouement, depuis à peu près une décennie, des populations, qui s’y rendent, pour des spécialités typiquement ethniques telles que l’okok, le ndolè, le achu’, le ndjapche, le lalo, le mboussiri, le mbongoo, le mbol, le eru, le ndomba et bien d’autres encore, qu’elles soient ou non de leur(s) région(s) d’origine. Même constat lors des événements publics ou gouvernementaux : rares sont les tables, de nos jours, qui n’offrent de plats dits traditionnels. La cuisine inclusive, parce qu’elle prend littéralement en compte la diversité physiologique et culturelle, est un concept auquel on a de plus en plus recours pour satisfaire les invités ou la clientèle.
Cette prise de conscience collective, cette réappropriation culturelle, cet éveil communautaire et cette aspiration nationale des Camerounais sont, entre autres choses, des raisons qui devraient inciter l’État à créer des cadres institutionnels pour la valorisation, la vulgarisation et la sauvegarde stratégiques des richesses alimentaires et culinaires des peuples camerounais. Quoi de mieux, dans un premier temps, qu’une grande école publique entièrement dédiée à l’enseignement de l’alimentation et, plus spécifiquement, des cuisines, en y accordant, autant que faire se peut, une place significative à la pratique et à l’esprit d’observation ? Qui veut connaître un peuple doit s’intéresser à son alimentation et à sa cuisine. Celles-ci sont à n’en point douter des facteurs importants de cohésion et de lien social, en ce sens qu’elle constitue un creuset d’Histoire et un pont de rencontre pour toute sorte de partage entre les populations de mêmes ou différentes origines. Dès lors, cet institut s’avère un prétexte juste et justifié pour en apprendre davantage sur les ethnies camerounaises qui ont décidé de construire ensemble, au gré des difficultés rencontrées, une nation grande et forte. C’est à ne pas perdre de vue que le vivre-ensemble est intimement lié au manger-ensemble. L’offre d’une formation spécifique est par conséquent un tremplin dans l’accompagnement et la valorisation des savoirs et savoir-faire relatifs au patrimoine culturel immatériel de la cuisine.
La cuisine et les arts de la table jouissent d’un statut particulier, non plus seulement dans les relations interpersonnelles, mais également et surtout, depuis une vingtaine d’années, dans les relations intercommunautaires ou internationales. Les États qui ont, ou pas d’ailleurs, la même et riche gastrodiversité que le Cameroun s’en servent diplomatiquement pour influencer leurs partenaires internationaux publics ou privés.
Pour s’arrimer à cette logique nouvelle, qui concourt, faut-il le rappeler, à construire également le nation branding, le Cameroun doit être l’orfèvre d’un narratif alimentaire et culinaire qui lui est propre. Mais comment atteindre cette fin sans la prise en compte, dans les curricula, du taste power, de la géopolitique des terroirs, de la terminologie culturelle, de la gastrostratégie, de la gastronymie, du design gastronymique, de l’hydrostratégie, de la pharmacostratégie, de l’intelligence économique, du négoce en matières premières, de la géopolitique des langues ou encore de la propriété intellectuelle ? Si ces « disciplines », empreintes de stratégies opérantes, venaient à manquer, il est clair que les food and drink studies, comme appelé à être enseignés dans cet institut, seront comparables à un plat d’ébandjéha sans piments, c’est-à-dire sans les pièces maitresses même de son ossature. Il ne faudrait, dans ce cas, rien en attendre.
Les cuisines camerounaises sont un marché en constante croissance, avec des canaux et circuits économiques qui leur sont spécifiques en raison de l’environnement dans lequel elles évoluent. Il faut, dans le même ordre d’idées, enfin, songer à la création des cursus particulièrement axés vers les industries alimentaires et culinaires, avec cycles complets, pour mettre sur le marché de l’emploi un personnel de cuisine et des acteurs des métiers de bouche ayant une bonne maîtrise des cuisines camerounaises et leurs techniques.
Par TÉGUIA BOGNI,Chargé de recherche, Centre National d’Éducation/Ministère de Recherche Scientifique et de l’Innovation du Cameroun.