Selon vous, quels sont les défis actuels en matière de notation financière en Afrique ?
Votre question est tout à fait pertinente, tant elle est vaste qu’essentielle. Pour y répondre de manière structurée, permettez-moi tout d’abord de revenir brièvement sur ce qu’est la notation financière. La notation financière est un exercice complexe et rigoureux, qui s’appuie sur l’analyse de multiples dimensions : cadres juridiques, contextes économiques et politiques, textes communautaires ; qu’ils soient sous-régionaux, régionaux ou internationaux ; ainsi que sur la performance intrinsèqued’une entreprise ou d’un État, et notamment leur capacité à bénéficier d’appuis extérieurs. Plus simplement, la notation financière évalue la capacité d’une entité économique, publique ou privée, à honorer ses obligations financières, dans un horizon temporel donné, selon des standards préétablis.
Les défis sont nombreux en Afrique. Pour n’en citer que quelques-uns : Lecadre juridique : disposons-nous aujourd’hui de textes clairs, cohérents et harmonisés au niveau sous-régional et régional pour encadrer efficacement l’activité de notation ? Les indicateurs de performance micro et macroéconomique sont-ils fiables, accessibles et adaptés au contexte africain pour permettre une analyse pertinente ? Les enjeux de gouvernance et de transparence, tant au niveau des États que des entreprises, demeurent cruciaux. L’aptitude d’un acteur économique à respecter ses engagements réglementaires et à se conformer aux normes en vigueur influence directement sa crédibilité. Enfin, des facteurs politiques et géopolitiques, parfois instables, peuvent impacter la perception du risque et donc la justesse de la notation attribuée. La mise en place d’un écosystème de notation financière crédible et adapté aux réalités africaines est donc à la fois un impératif stratégique et un véritable chantier collectif.
L’Union Africaine projette de lancer en septembre 2025, une agence de notation exclusivement dédiée à l’évaluation des risques de crédit sur les économies africaines. Quel est votre regard sur ce projet ?
À titre personnel, je considère qu’il s’agit d’une initiative très pertinente et prometteuse. Toutefois, je m’interroge sur l’opportunité de limiter le champ d’action de cette agence exclusivement à l’évaluation des risques de crédit sur les économies africaines. Ce positionnement strictement régional risquerait de lui conférer une stature d’agence locale, alors même que les investisseurs ciblés sont pour la plupart internationaux. Il convient de rappeler que la notation financière s’adresse avant tout au public des investisseurs, tous horizons confondus, en leur fournissant une opinion structurée sur la solidité financière d’une entité économique. Elle constitue un outil de mesure du risque, permettant aux investisseurs d’éclairer leurs décisions.
L’expérience européenne a montré que le repli géographique peut nuire à la crédibilité d’une agence. C’est pourquoi, à mon sens, pour véritablement susciter la confiance et concurrencer les grandes agences internationales, cette initiative gagnerait à dépasser le cadre continental.
Cela étant dit, ce projet porté par l’Union Africaine reste une démarche audacieuse et salutaire, qu’il convient de saluer et d’encourager vivement. Il marque une volonté d’émancipation, d’autonomie analytique, et d’affirmation stratégique sur les marchés financiers.
Quels sont, selon vous, les défis que cette agence devra relever pour pouvoir s’imposer sur un environnement dominé par les « Big Three » (Moody’s, Fitch et S&P Global Ratings) ?
A mon sens, le principal défi que cette agence devra relever réside dans la conception et la légitimation de sa méthodologie d’analyse. Il est essentiel de rappeler que la notation financière repose sur une opinion construite, émise sur la base d’uneméthodologie rigoureuse, transparente et codifiée. Autrement dit, il ne suffit pas de donner une note : encore faut-il expliquer comment cette note a été construite, et sur quels fondements.
Cette méthodologie devra intégrer un ensemble de paramètres : le cadre juridique, l’environnement économique et politique, les questions de gouvernance, le potentiel de croissance de l’entité notée, ainsi qu’un ensemble de ratios financiers pertinents. Ce qui est fondamental ici, c’est la pondération accordée à chaque indicateur, et la manière dont ils interagissent pour aboutir à une évaluation cohérente et fiable.
Mais plus encore, cette méthodologie devra être clairement comprise, acceptée et reconnue par tous les acteurs, investisseurs, institutions financières, États, entreprises, car c’est là que réside la légitimité d’une agence face aux « Big Three ». La transparence, l’indépendance et la robustesse analytique seront les piliers indispensables pour conquérir la confiance des marchés.
L’intervention de l’AfCRA se limitera exclusivement sur les économies africaines, avec des données spécifiques à chaque région. Cette méthodologie peut-elle établir sa crédibilité auprès des investisseurs internationaux et des marchés financiers ?
Comme je l’ai mentionné précédemment, une méthodologie exclusivement centrée sur les économies africaines, avec des référentiels strictement locaux, risque de peiner à convaincre les investisseurs internationaux. Sa crédibilité, à l’échelle mondiale, pourrait être immédiatement remise en question.
En effet, les investisseurs internationaux évoluent dans un environnement normé, avec des indicateurs de performance et des ratios financiers universellement reconnus. Ils s’attendent à retrouver un cadre d’analyse lisible, cohérent et aligné sur les standards internationaux.
À notre sens, pour espérer asseoir sa légitimité sur les marchés financiers mondiaux, la méthodologie de l’AfCRA devra impérativement dépasser les cadres purement africains. Elle devra intégrer des critères globaux, tout en valorisant la spécificité des données régionales. C’est dans cette ouverture équilibrée que résidera sa force analytique et sa crédibilité auprès des acteurs internationaux.
L’UA estime qu’au moins 20% des critères de notation des pays africains relèvent de « facteurs plutôt subjectifs ». Partagez-vous cet avis ?
Il ne m’appartient pas de commenter les estimations formulées par l’Union Africaine, d’autant plus que nous ne disposons pas des éléments de référence sur lesquels repose cette affirmation.
Cela étant dit, il est utile de rappeler que, dans le cadre d’une notation financière, on distingue généralement deux grandes dimensions d’analyse : d’une part, le volet quantitatif, qui s’appuie sur des données chiffrées telles que les ratios financiers, les agrégats macroéconomiques ou les niveaux d’endettement ; d’autre part, le volet qualitatif, qui évalue des éléments non directement mesurables mais tout aussi déterminants, tels que la qualité de la gouvernance, la stabilité institutionnelle, l’environnement réglementaire ou encore la cohérence stratégique de l’entité notée.
Dans ce sens, on peut effectivement considérer que le volet qualitatif intègre une part de facteurs dits “subjectifs”, dans la mesure où leur évaluation repose sur l’analyse experte, le jugement professionnel ou encore l’interprétation de signaux faibles. Cela ne signifie en rien que ces facteurs sont arbitraires : bien au contraire, une méthodologie rigoureuse permet de cadrer cette subjectivité à travers des référentiels structurés, des grilles de notation cohérentes et des sources vérifiables.
En somme, ce sont ces éléments de jugement éclairé, parfois qualifiés de subjectifs, qui viennent enrichir l’analyse financière d’une profondeur contextuelle nécessaire, notamment lorsqu’il s’agit d’évaluer des économies en constante évolution comme celles de notre continent.
Certains experts, comme Catherine Gerst, émettent des réserves quant à la crédibilité de l’AfCRA si elle ne se dote pas d’une zone d’intervention mondiale. Qu’en pensez-vous ?
Catherine Gerst, tout comme Philippe Dessertine, sont des figures tutélaires que j’ai eu l’honneur de compter parmi mes maîtres à l’Institut de Haute Finance de Paris. Je n’ai donc ni la prétention ni la légitimité de remettre en question les réserves exprimées par Madame Gerst quant à la crédibilité que pourrait avoir l’AfCRA si elle ne s’inscrit pas dans une zone d’intervention à vocation mondiale.
Mes réponses précédentes s’inscrivent d’ailleurs en droite ligne de ces observations : une approche strictement continentale, aussi pertinente soit-elle dans sa logique de départ, risque de limiter la portée internationale et donc l’influence effective de l’agence.
Cela dit, je suis convaincu que l’AfCRA peut tout à fait réussir à s’imposer à l’échelle mondiale, à condition de construire une méthodologie rigoureuse, conforme aux standards internationaux, tout en y intégrant une lecture fine et contextualisée des spécificités africaines. Ce subtil équilibre entre universalité méthodologique et enracinement régional pourrait devenir l’une des signatures les plus crédibles de cette future agence.