Les négociations sur le corridor céréalier en Mer noire n’ont pas été renouvelées. La dépendance critique des pays africains pour les céréales ukrainiennes et russes est, une fois de plus, au cœur de l’actualité mondiale. Certes, cet accord constitue pour le président russe, Vladimir Poutine, un levier diplomatique pour obtenir certains passe-droits et faveurs comme l’exportation de son blé et de ses engrais ou encore la réintégration de la banque agricole russe, Rosselkhozbank, dans le réseau bancaire Swift. Mais à bien y regarder, le double jeu de l’Ukraine et des Euro-Atlantistes y est, également, pour beaucoup dans ce blocage, tout au moins du point de vue de la Russie.
En effet, les cargaisons de céréales issues des accords de l’année dernière, composés de blé, d’orge, de tournesol, mais aussi et surtout de maïs ont, selon les déclarations du patron du Kremlin, tenues le 17 juillet 2023, approvisionné à plus de 90 % l’Europe et d’autres pays riches, alors même qu’ils étaient préalablement destinés aux pays en voie de développement. Mais « 65 % de ces grains sont allés aux pays en développement et 20% sont directement allés aux pays les moins développement » a affirmé l’administratrice adjointe de l’USAID, Isobel Coleman, le 3 août 2013.
Malgré tout, l’on assiste à une guerre de communication tous azimuts, avec en toile de fond un narratif teinté de catastrophisme, selon lequel le Sud global va mourir de faim. L’alimentation est, pour qui en doutait encore, un puissant outil de pression et de chantage dans les relations internationales.
Au lendemain de la rupture de cet accord gastrostratégique, le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, qui avait la ferme intention de continuer ses exportations, accuse la Russie d’avoir ciblé et détruit des entrepôts avec 60 000 tonnes de céréales. Comme on pouvait s’y attendre, la Russie a réfuté ces accusations, arguant qu’il s’assagissait plutôt de cibles militaires. Cet état de fait a créé un vent de panique sur le marché mondial des céréales, en particulier de blé ; leur prix a aussitôt connu une augmentation de 17% à ce jour, ce qui a de quoi inquiéter les pays du Sud.
Tandis que le président de la Commission de l’Union africaine (UA), Moussa Faki Mahamat, a vivement appelé à un retour à la normalité, non sans avoir au préalable exprimé son inquiétude face aux conséquences à venir, la République de Guinée a d’ores et déjà pris la décision d’interdire, le 17 juillet 2023, l’exportation de plusieurs denrées alimentaires (riz, maïs, manioc, pomme de terre, huile de palme, gombo, tomate, aubergine) de son territoire pour assurer sa souveraineté alimentaire.
Bien que Vladimir Poutine a promis, lors du Sommet Russie-Afrique, qui s’est tenu à Saint-Pétersbourg du 27 au 28 juillet 2023, de fournir 25 à 50 000 tonnes de blé plusieurs pays africains alliés, ce type de mesure protectionniste se multipliera probablement partout en Afrique, voire dans le reste du monde dans les jours à venir si rien ne rentre dans l’ordre.
Le fait qu’autant de pays africains soient si dépendants du blé de deux pays principalement, qui plus est, en guerre depuis deux ans, est une erreur stratégique traduisant sans doute une défaillance des politiques alimentaires sur le continent. Selon les Nations-Unies, en effet, 80 % des denrées alimentaires consommées sur le continent africain en 2020 étaient issues des importations. Toujours d’après le même organisme, la facture mondiale des importations allait renchérir de 10 % en 2022, pour atteindre environ 2000 milliards de dollars.
L’Afrique a plus que jamais intérêt à comprendre et à tirer les leçons qui s’imposent de cette gastrostratégie régulièrement utilisée par l’Ukraine et la Russie, et qui menacent constamment la sécurité alimentaire des populations et, par prolongement, la stabilité politique des États. Pour ce faire, une réforme des systèmes alimentaires et une accélération du commerce intra-africain semblent plus que nécessaires. Se pourrait-il, dès lors, que le commerce guidé dans la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf) soit un canal pour la construction de cette nouvelle dynamique d’autonomisation ?
Dans le cadre de la Guided Trade Initiative (GTI), le Cameroun a réceptionné le 17 juillet 2023, au Port autonome de Kribi (PAK), sa première cargaison de marchandises, de la résine, en provenance de Tunisie. Pour la première phase pratique de ce projet, huit pays (Tunisie, Ghana, Cameroun, Rwanda, Tanzanie, Maurice, Kenya et Égypte) ont été choisis pour « tester l’environnement opérationnel, institutionnel, juridique et politique commerciale de la ZLECAf et envoyer un message positif important », d’après le Secrétariat de la ZLECAf. Dans le même ordre d’idées, un échantillon de 96 produits, sur une liste initiale de plus de 5000, dont les produits alimentaires tels que des spécialités carnées, des pâtes, du thé, du café, pour ne citer que ces cas, ont été sélectionnés.
À l’heure où les pays africains traversent une période de difficultés économiques et de vie chère, cet immense marché peut être un tremplin pour mettre sur pied un système stratégique d’approvisionnements en denrées alimentaires locales. Pour conjurer l’insécurité alimentaire sur le continent africain, en temps de paix, de guerre ou encore de catastrophe, les pays africains doivent absolument miser sur leur gastrodiversité, c’est-à-dire leur diversité alimentaire, hydrique et culinaire.
Pour y parvenir, il serait opportun de créer, par exemple, une structure ou une cellule spécialisée dans les différents pays avec, entre autres, pour missions d’étudier, de documenter et de cartographier les habitudes et les pratiques alimentaires des populations, afin de faciliter les flux d’échanges de certains produits alimentaires de première nécessité. Et en tant que plateforme de commerce interrégional, la ZLECAf peut aider à contrecarrer cette diplomatie de l’alimentation ou, plus exactement, ce chantage à l’alimentation qui dure depuis plusieurs décennies.
Par Téguia Bogni, Chargé de recherche au Centre National d’Éducation/Ministère de Recherche Scientifique et de l’Innovation du Cameroun.